Privatisation de la santé au Maroc : quel équilibre entre le public et le privé ?

En 2025, les systèmes de santé à travers le monde font face à une double exigence : 

  1. Élargir l’accès aux soins.
  2. Assurer une viabilité économique. 

Au Maroc, ce défi prend une résonance particulière dans un contexte de réforme structurelle, marqué par la généralisation de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO), la montée en puissance du secteur privé, et la volonté de garantir un accès équitable et durable aux soins pour répondre aux besoins de la population. En effet, le secteur de la santé au Maroc est en pleine transformation, marqué par une forte expansion du privé, stimulée par de nouveaux fonds d’investissement. 

Une transformation accélérée du paysage sanitaire

Afin de répondre à l’insuffisance en capacités d’hospitalisation et de promouvoir une meilleure accessibilité aux soins, le Maroc a mis en place plusieurs mesures, notamment en encourageant les investissements dans le secteur privé. Les cliniques privées, en particulier, ont connu une croissance notable ces dernières années, soutenue par l’arrivée de fonds d’investissement et l’ouverture du capital des cliniques privées à des acteurs financiers avec la loi 131-13, adoptée en 2015

Les cliniques privées représentent désormais plus du tiers des lits d’hospitalisation et près de 90 % des structures de soins primaires. 

L’exemple d’Akdital : un modèle d’expansion rapide

Le groupe Akdital, leader du secteur, incarne cette dynamique. Entré en Bourse en 2022 avec une levée de fonds record (4,5 milliards de dirhams), il a vu la valeur de son action tripler. Depuis sa création en 2017, Akdital est passé d’une à 22 cliniques, avec l’ambition d’atteindre 45 établissements d’ici fin 2025 et 62 établissements à l’horizon 2027. Cette croissance s’appuie notamment sur un modèle d’externalisation immobilière, calqué sur celui de l’hôtellerie ou de la grande distribution. 

Aujourd’hui, avec Akdital, les régions démunies auparavant d’établissements hospitaliers (Guelmim, Salé, Dakhla etc) se voient doter de cliniques fournies sur la pointe de la technologie. 

Un équilibre financier et structurel encore fragile

Malgré cette montée en puissance du privé, le financement global du système de santé reste déséquilibré. Environ 60 % des dépenses de santé sont à la charge des ménages, malgré un effort public représentant 6 % du PIB national. L’ambition affichée est de réduire cette part à 30 % d’ici 2035.

La capacité d’hospitalisation du privé dépasse désormais 15 000 lits, soit plus d’un tiers de l’offre nationale. Depuis 1990, le nombre de cliniques privées a été multiplié par quatre, alors que le secteur public, dans le même temps, a vu sa capacité stagner, voire reculer : entre 2017 et 2022, le nombre de lits publics a diminué de 1 %, contre une croissance de 50 % dans le privé.

Effets paradoxaux de la réforme : le privé, grand bénéficiaire de l’AMO

Lancée pour renforcer l’accès équitable aux soins, la généralisation de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) semble avoir eu pour effet immédiat de canaliser une grande partie des dépenses vers le secteur privé. En 2022, 80 % des flux financiers de l’AMO se dirigeaient vers des établissements privés, où le tiers payant est devenu le principal poste de dépenses.

Cette évolution s’explique en partie par les difficultés structurelles du secteur public : déserts médicaux persistants, pénurie de personnel, infrastructures vieillissantes, et défaillances de gouvernance, notamment au sein des CHU. Face à cela, le gouvernement prévoit une réforme en trois axes ( voir notre article pour plus d’informations) : 

  • Mise à niveau des infrastructures.
  • Amélioration de la gouvernance.
  • Renforcement des ressources humaines.

Privatisation de la santé : une dynamique à encadrer

De plus en plus d’experts alertent sur les effets potentiels d’un déséquilibre croissant entre public et privé dans le système de santé marocain. Le professeur Jaafar Heikel, médecin et économiste, figure parmi ceux qui mettent en garde contre une forme de dérégulation progressive, où l’essor du privé se ferait au détriment d’un secteur public déjà fragilisé.

Les préoccupations portent notamment sur :

  • Une concentration des ressources et des efforts publics vers le privé.
  • Des pratiques peu transparentes, comme les accords d’exclusivité entre cliniques et praticiens.
  • Une dépendance croissante à des opérateurs guidés par des logiques économiques, qui ne coïncident pas toujours avec les principes d’équité et d’intérêt général.

Malgré ces risques, de nombreux experts reconnaissent que le développement du privé est incontournable pour améliorer l’accès aux soins, à condition d’en faire un levier complémentaire et régulé.

Vers une tarification juste et des partenariats encadrés

Selon Pr Heikel, cette dynamique ne relève pas d’un choix idéologique, mais d’une réalité pragmatique à laquelle sont confrontés de nombreux pays. Le défi central devient alors le financement : comment bâtir un système qui combine efficacité, équité et soutenabilité économique ?

L’une des pistes prioritaires selon Heikel est l’adoption d’une tarification adaptée aux réalités économiques des patients. Cela nécessite des négociations entre le secteur public et les opérateurs privés pour établir des tarifs justes, garantissant à la fois la qualité des soins et la protection financière des citoyens. L’objectif est de construire un système de santé performant fondé sur l’équité, où le patient paie le moins possible sans compromettre la qualité des prestations. Le partenariat entre les secteurs public et privé doit donc s’accompagner de règles de régulation fortes et de mécanismes d’évaluation rigoureux.

Pour Jaafar Heikel, cette transition vers un système de santé plus mixte doit être conduite avec mesure. Le secteur privé ne doit pas être vu comme un substitut à l’action publique, mais comme un acteur complémentaire. Une coopération intelligente entre les deux secteurs, fondée sur la solidarité, l’innovation et une gouvernance équilibrée, permettra de bâtir un système de santé plus accessible, plus résilient et plus durable, capable de faire face aux défis croissants du 21e siècle.

À l’international ça donne quoi ? 

De l’autre côté de l’Atlantique, le débat sur la santé publique s’intensifie également et la privatisation est de plus en plus présente dans les modèles d’organisation des systèmes de santé.

Face aux limites des ressources publiques, de nombreux pays, quels que soient leurs modèles sanitaires, ont recours à des partenariats avec des acteurs privés, à but lucratif ou non. L’Allemagne, l’Espagne ou encore le Canada en sont des exemples concrets, illustrant une tendance globale à l’intégration structurée du secteur privé dans la gestion des soins. Ces exemples montrent qu’un partenariat bien encadré entre les secteurs public et privé peut améliorer l’offre de soins tout en préservant les principes fondamentaux de l’universalité et de la justice sociale.

Conclusion : 

La mise à niveau en cours du système de santé marocain, marquée par l’essor du secteur privé et la généralisation de l’Assurance Maladie Obligatoire, ouvre des perspectives nouvelles pour l’amélioration de l’accès aux soins. Toutefois, elle soulève des interrogations fondamentales sur les équilibres à préserver entre logique de rentabilité et intérêt général, entre innovation managériale et justice sociale. Si le secteur privé apparaît comme un levier incontournable pour combler les carences du public, il ne saurait en être le substitut. La réussite de cette transition dépend de la capacité des pouvoirs publics à définir un cadre de régulation ferme, à renforcer les investissements dans le secteur public, et à instaurer une gouvernance transparente et responsable.

Dès lors, comment le Maroc peut-il construire un système de santé réellement équitable, où efficacité économique et droit à la santé ne s’opposent plus mais se renforcent mutuellement ?

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